Plus significatif, il y a aussi cette semaine deux mille familles qui connaissent l'angoisse du chômage, de la relégation sociale, avec la fermeture de l'usine Caterpillar de Gosselies.
Pourtant, ce lundi 29 août 2016 a eu lieu un événement très peu couvert par les médias alors qu'il est d'ampleur comparable à la disparition des dinosaures, l'invention de la roue ou de l'énergie atomique : la reconnaissance de l'Anthropocène.
Qu'est-ce que c'est ?
Qu'est-ce que ça va changer ?
Pourquoi est-ce si important ?
Qu'est-ce que c'est ?
À la base, l'Anthropocène est une hypothèse : que les activités humaines déterminent une époque de l'histoire de la Terre, soit une époque géologique.
Qu'est-ce que cela veut dire concrètement ?
Ça veut dire qu'en examinant des restes du passé, un paléontologue peut les associer à une époque géologique, avec ses caractéristiques : composition de l'atmosphère, types d'espèces végétales et animales, bref, la manière dont « les choses se passent » sur Terre.
L'hypothèse de l'Anthropocène revient à dire que ce qui se passe actuellement sur Terre pourrait être analysé par les paléontologues du futur en fonction des traces que nos activités y laissent, exactement de la même manière qu'il est possible de dater des observations, par exemple, de l'époque des dinosaures.
Cette hypothèse devait être confirmée ; c'est ce que vient de faire le 35ème congrès international de géologie réuni depuis le 27 août à Cape Town en Afrique du Sud.
Selon Wikipedia1, « Les activités humaines ayant la capacité de provoquer des modifications importantes de l'environnement terrestre, notamment via :
- l'agriculture intensive et la surpêche ;
- la déforestation et les forêts artificielles ;
- les industries et les transports ;
- l'évolution de la démographie et l'urbanisation ;
- la fragmentation écologique ;
- la réduction ou destruction des habitats ;
- les pollutions de l'air, des eaux et de la terre ;
- l'augmentation exponentielle de la consommation et donc de l'extraction des ressources fossiles ou minérales (charbon, pétrole, gaz naturel, uranium, ) ;
- Le changement de cycle de certains éléments (azote, phosphore, soufre)
- L'exploitation du nucléaire comme énergie ou comme arme
- La démographie croissante est parfois mise en cause, mais en réalité, l'immense majorité de l'activité humaine est générée pour un nombre très limité d'individus.2
- etc. »
Cela confère à ce qui n'était qu'une hypothèse une valeur scientifique, au même titre que la théorie de l'évolution.
À partir du moment où l'activité humaine est reconnue comme suffisamment importante pour déterminer notre environnement de manière globale, cela implique un bouleversement pour ce qu'est l'écologie :
- L'écologie devient le domaine politique (au sens de l'organisation des activités humaines) surplombant tous les autres ;
- Ce changement d'échelle requiert de la repenser : repenser son échelle, ses priorités, ses modes d'action.
Les constats liés à la reconnaissance de l'Anthropocène sont des problèmes globaux, exigeant une action globale. Ils ont trait aux limites de la Terre4, soit un ensemble de perspectives décourageantes.
La reconnaissance de l'Anthropocène est un point d'appui pour un débat politique sur le caractère non souhaitable de l'Anthropocène, comme milieu dans laquelle la vie civilisée deviendra, plutôt tôt que tard, impossible5.
Une vie non-civilisée serait possible un certain temps et est en train d'être mise en place. Elle consiste :
- En la mise en place de solutions de géo-ingénierie qui sont déjà envisagées actuellement (par exemple, la dispersion de composés soufrés dans l'atmosphère pour contrer le réchauffement climatique) accélérant l'Anthropocène ;
- En la poursuite de la financiarisation de l'environnement (air pur, eau potable, assurances et autres produits financiers comme les droits d'émission de CO2)6 ;
- La création d'ilots protégés, de plus en plus restreints réservés à une oligarchie (financière) tels que déjà envisagés par certains milliardaires de la Silicon Valley.
Parce que cela libère l'enthousiasme.
La reconnaissance de l'Anthropocène est un événement scientifique. Cela permet donc de proposer des pistes pour notre futur, donc pour le futur de notre environnement, sur la base de la raison.
C'est donc une nouvelle enthousiasmante au sens où elle est un point d'appui pour reprendre notre destin en main et en particulier proposer des alternatives à un modèle de société qui court à notre perte.
Comme dit plus haut, cela implique un changement d'échelle pour l'écologie, changement d'échelle en termes de mesures, d'ampleur des propositions et en termes d'horizon temporel : à très court terme pour contrer des initiatives néfastes et proposer des alternatives et à très long terme, en particulier bien au-delà de toute échéance électorale.
L'événement scientifique appelle une lecture politique de l'Anthropocène.
L'Anthropocène est un entropocène, soit une ère déterminée par l'Entropie, que l'on peut décrire sommairement comme une augmentation irrémédiable du désordre7. La source de la propagation de ce désordre est l'automatisation résultant de la propagation des technologies numériques telle qu'elle se présente à nous, alors qu'elle peut et doit être utilisée à des fins positives. Le Manifeste Accélérationniste8 propose des pistes intéressantes de ré-appropriation des technologies numériques. Il est surplombé en ampleur et en variété par l’œuvre du philosophe Bernard Stiegler, qui met en avant la nécessité de développer une économie « néguentropique » de la contribution9. Ces travaux mettent en évidence la prédation des techniques numériques par un capitalisme absolu (au sens où il y eut des monarchies absolues) qui saccage sans limite l'ensemble de nos pratiques, jusque et y compris notre capacité à penser et à panser.
En ce sens, l'Anthropocène est aussi un capitalocène, soit une ère durant laquelle notre environnement est déterminé par le capitalisme absolu.
Dans ces deux sens, le drame social que constitue la fermeture de Caterpillar-Gosselies est un événement de l'Anthropocène.
Une faute énorme consisterait à considérer l'Anthropocène comme une succession d'erreurs et d'errements. Cela revient à considérer l'ensemble de la population comme également responsable, alors que les comportements responsables de l'Anthropocène ne sont le fait que d'une partie limitée de celle-ci10. Cela revient à nier l'ensemble des décisions politiques qui y ont conduit, par exemple la démolition du système de tramways aux États-Unis dans les années 1920 pour permettre l'avènement de l'automobile dont personne ne voulait ou l'arrêt de l'installation d'éoliennes ou de chauffe-eau solaires aux États-Unis toujours, dans les années 1930 à 1950, sous la pression des lobbies automobile et énergétique11.
Une conclusion ?
La reconnaissance de l'Anthropocène comme fait scientifique et non comme simple hypothèse n'est même pas le début de quelque chose : c'est juste la fin du début de quelque chose. Ce « quelque chose » prend ses racines dans la capacité et le besoin (indissociables) que nous avons, nous « êtres pensants », de prolonger nos organes physiques par des organes artificiels et sociaux12. Ces prolongations sont aussi bien le livre que notre capacité à nous soigner, de la médecine à la sécurité sociale, mais aussi l'énergie et l'arme atomiques ou un transhumanisme qui vise à ordonner nos vies en exploitant les traces numériques qu'il nous ordonne de laisser.
Pourquoi est-ce un début ?
Parce que, jusqu'au 29 août 2016, il était possible de se mettre la tête dans le sable à la façon dont un enfant, un mineur d'âge, ne veut ni ne peut voir les conséquences de ce qu'il a commis. Le 29 août 2016 coupe la possibilité de l'innocence d'une telle attitude.
Sortir de ce début, c'est vouloir sortir de l'âge de la minorité et vouloir13 accéder à celui de la majorité, regarder les choses en face avec courage et dignité.
Le travail à accomplir est immense, mais nous ne sommes pas nus : il existe des outils conceptuels à exploiter. L'organologie générale en est un14. Il faut également inventer une économie qui tienne compte de notre production d'entropie : « l'économie doit devenir une science, un savoir, une fonction, capable de fournir des échelles de valeur qualitatives et quantitatives, pour augmenter la basse entropie et diminuer la haute entropie ».
Qui parlait ainsi ?
Nicholas Georgescu-Roegen, cité par Bernard Stiegler15.
Ces outils doivent être exploités et traduits en pratiques concrètes.
Cette tâche colossale, que nous devons accomplir avec courage et dignité, nous l'accompliront à la fois avec l'énergie du désespoir des résistants du ghetto juif de Varsovie en avril 1943, parce qu'il n'y a de toute manière plus rien d'autre à faire, et avec l'énergie créatrice sublime d'un Jean-Sébastien Bach écrivant « La passion selon Saint Matthieu », parce que ce « plus rien d'autre à faire » ne peut être accompli qu'avec enthousiasme.
1https://fr.wikipedia.org/wiki/Anthropoc%C3%A8ne
2C'est moi qui souligne ; j'y reviens
3De manière plus rigoureuse, selon un commentaire que m'a aimablement fait Bernard Stiegler, « la politique est ce qui consiste à prescrire les rapports entre individus psychiques et individus collectifs (par exemple, les systèmes sociaux) à différentes échelles de territoire, dont l'échelle nationale, qui est une des échelles des individus collectifs à laquelle les autres échelles se rapportent ». Cette échelle nationale n'a rien à voir avec celle des « nationalistes déclarés » (FN, UKIP, NVA,...) : elle se définit comme étant précisément celle à laquelle les autres se rapportent et non in abstracto, d'une manière fantasmée propice à la mise en évidence des boucs-émissaires qui font le miel des « nationalistes déclarés » qui usurpent et salissent la langue.
4Émissions de gaz à effet de serre, destruction de la biodiversité, pollution atmosphérique, destruction de l'ozone qui nous protège des rayonnements ultra-violets, acidification des océans, utilisation d'eau non salée, utilisation des sols,...
5Version simplifiée de la perspective soutenue par le philosophe Bernard Stiegler, à qui je dois cette interprétation.
6« La nature est un champ de bataille », de Razmig Keucheyan, La Découverte 2014, donne des détails à ce sujet et à bien d'autres. Voir http://www.editionsladecouverte.fr/catalogue/index-La_nature_est_un_champ_de_bataille-9782355220586.html
7L'entropie est un concept de thermodynamique introduit par le physicien Rudolf Clausius en 1865. Ce concept fut transposé à l'économie et d'une manière plus générale à la « production de nos organes artificiels » par l'économiste Nicholas Georgescu-Roegen. Voir plus bas.
8Voir http://www.multitudes.net/manifeste-accelerationniste/
9« La société automatique – 1. L'avenir du travail », Fayard 2015 - http://www.fayard.fr/la-societe-automatique-9782213685656 et « Dans la disruption – Comment ne pas devenir fou ? », Les Liens qui Libèrent 2016 - http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Dans_la_disruption-484-1-1-0-1.html
1010 % de la population mondiale selon Naomi Klein dans « Tout peut changer – Capitalisme et réchauffement climatique », Actes Sud 2015, http://www.actes-sud.fr/naomi-klein-tout-peut-changer
11Voir « L'événement anthropocène », de Jean-Baptiste Fressoz et Christophe Bonneuil, Seuil 2013 - http://www.seuil.com/ouvrage/l-evenement-anthropocene-jean-baptiste-fressoz/9782021135008
12Les « êtres humains » ne sont pas les seuls à faire cela : les premiers à l'avoir fait sont des hominidés dont nous ne descendons pas ! En cela que nous ne pouvons nous limiter à « l'Humain ».
13« Vouloir » parce que cela ne peut se faire que par intermittence et non de manière constante, sauf à devenir fou.
14Voir http://arsindustrialis.org/organologie-g%C3%A9n%C3%A9rale
15Séminaire « Pharmakon 2016 - Transvaluer Nietzeche ». Bernard Stiegler m'a suggéré de faire référence à Georgescu-Roegen et de « revendiquer la volonté de voir se faire un travail scientifique » à partir de l’œuvre de Georgescu-Roegen. C'est à partir de là que j'ai écrit cette conclusion, inspirée librement et en totalité de ses propres travaux, à l'exception de la dernière phrase.