J'ai entendu cette expression deux fois, en des termes similaires : en mars 1989 et en octobre 2014. J'étais les deux fois dans une position professorale, d'autorité.
Cela m'a fait énormément réfléchir, c'est une « bêtise » au sens où l'emploie le philosophe Bernard Stiegler, « Quelque chose à partir duquel on peut construire de l'intelligence ».
Les élèves qui m'ont sorti cela en 1989, dans un athénée un peu chic de Wallonie, où, étudiant en 2ème licence, je donnais un intérim en mathématiques, sont maintenant des quadragénaires : ma génération ne pourra pas se draper dans une expression outrée par rapport aux « jeunes » : on a les jeunes qu'on mérite.
J'avais 21 ans et le faible écart générationnel, le manque de distance et de maturité ne m'ont rien permis de sortir de convainquant, je crois. Aussi, la seconde fois, j'ai repensé à la première.
En octobre 2014, la discussion tournait autour du discours (précisément, de l'absence de discours) autour des amitiés douteuses de ministres ou députés NVA avec d'anciens collaborateurs1.
J'ai pris cette baffe (involontaire) dans la figure lorsque j'ai exprimé mon malaise à propos des hauts cris, poussés ici et là. Pas sur le fond évidemment (j'ai parlé ici des déclarations de Jan Jambon) mais sur la manière moralisatrice, « allant de soi », aucun effort n'étant entrepris pour expliquer et convaincre.
Que faire ? La fermer, renoncer, abdiquer ? Ce serait pour moi trahir de la plus odieuse des façons.
Me joindre aux « masses» (qui ne sont plus très massives, le but de cet article est notamment de le reconnaître et d'en tirer les leçons...) fustigeant l'inculture et l'ignorance, de toute la hauteur de la position du Sachant : « Malheureux ! Qu'est-ce que tu viens de dire ! Sacrilège ! Honte à toi et sur tes descendants ! ».
La rupture est là, dans cette manière méprisante pour les personnes moins sensibles au traumatisme de la seconde guerre mondiale de considérer la question. Je ne parle évidemment pas des « militants » (antisémites, fascisants,...) mais bien de celles et ceux qui, pour toute une série de raisons n'ont pas eu la chance de se faire expliquer la monstruosité spécifique du nazisme. Que l'on pense aux générations de plus en plus nombreuses n'ayant pas eu accès à une transmission de qualité (familiale ou scolaire) ou que l'on pense aux familles dont les ancêtres n'étaient pas Gaulois, cette ignorance doit être pensée comme une lacune et traitée comme telle (de manière pédagogique et didactique) et non comme une faute morale.
« Honte à toi et sur tes descendants ! » Vous en faites pas, m'sieur : c'est déjà fait...
Quand on me dit « on parle trop du nazisme », c'est de notre échec, du mien, de ma honte2 que l'on parle. Ma bêtise d'avoir sacralisé le vivant d'une histoire. Ce n'est pas grave de sacraliser : le problème commence dans la confrontation des sacrés, là où toute raison se perd. Comment avons-nous pu, comment ai-je pu laisser la raison se perdre en parlant du nazisme ?
Au-delà, je suis infiniment désolé pour tous mes amis qui se découvrent vivant dans un pays, dans un continent, l'Europe3, qui n'ont pas totalement réglé leurs comptes avec l'Histoire : aussi loin que mes souvenirs politiques remontent (environ 35 ans), il y a toujours existé une frange de la population et de la représentation politique pour qui l'extrême-droite n'est pas taboue. Ne pas l'avoir vue venir était pure inconscience et aveuglement ; penser la combattre sans autre effort que sa seule indignation est une faute. Cette représentation politique a maintenant accès au pouvoir. Bramer la main sur le cœur est à la portée de tous ; au mieux, c'est inutile, au pire contre-productif : on ne peut en sortir que en construisant de l'intelligence collective et du discours politique, qui, malheureusement, devient de plus en plus l'antithèse du discours politicien....
J'éprouve un inintérêt profond pour les politiciens de la NVA ou pour les négationnistes4. En revanche, je suis très intéressé par les gens qui votent pour eux ou qui ne détectent pas la dangerosité de leur discours ou de leur culture.
Je ne me suis pas lancé dans une analyse politique du nazisme, qui aurait été une improvisation intellectualisante, non pas que cela me rebute mais bien que cela n'aurait qu'accentué la posture de domination. J'ai évoqué trois raisons pour lesquelles, selon moi, on ne parle pas « trop » du nazisme mais bien on en parle mal.
Premièrement, il n'y a jamais eu, dans l'histoire de l'humanité, d'industrialisation et de planification de l'extermination d'une catégorie de la population. Cette entreprise exigeait de répondre aux difficultés logistiques que représentait cette extermination, entreprise criminelle à une échelle jamais égalée.
Deuxièmement, si cette extermination antisémite a pu prospérer dans les années 30, c'est bien parce qu'il y avait de l'antisémitisme partout. Maintenant, on présente la situation de manière biaisée : les nazis d'un côté, les « braves gens » de l'autre. Mais à l'époque, le discours était beaucoup plus flou, on parlait dans la presse de « M. le Chancellier Hitler », et ils n'étaient pas rares ceux qui étaient prêts à fermer les yeux sur quelques « errements »5. Dans les années 30, l'affaire Dreyfus avait 40 ans, la même distance temporelle que celle de la première crise du pétrole maintenant...
Troisièmement, la Belgique, comme d'autres pays, a organisé une immigration économique massive, notamment en provenance d'Afrique du Nord. À partir de là, on ne peut plus limiter notre histoire à « Nos ancêtres les Gaulois » : le 8 mai 1945, pour nos parents, grands-parents ou arrières grands-parents, c'est la capitulation du nazisme. Pour les parents, grands-parents ou arrières grands-parents de mon voisin, le 8 mai 1945, c'est Sétif : la répression de manifestations nationalistes algériennes par l'armée française6. Non pas qu'il faille mettre les deux sur le même pied (voir ci-dessus : je crois que c'est clair), mais bien qu'il faille, en tant que dominants, hier et aujourd'hui, que cela fut. Et qu'on ne pourra pas parler sainement du nazisme sans régler nos comptes avec notre passé, à nous européens, colonial et antisémite.
Merci de m'avoir lu jusqu'ici, et à bientôt.
1Ou la nomination au Conseil d'Administration du Centre pour l'Égalité des Chances d'un individu ayant vécu la condamnation du Vlaams Blok comme une « obligation morale » à voter pour ce parti !
2"C'était la même honte que nous connaissions bien, celle qui nous accablait chaque fois que nous devions assister ou nous soumettre à un outrage, celle que le juste éprouve devant la faute commise par autrui, tenaillé par l'idée que cette faute existe, qu'elle ait été introduite irrévocablement dans l'univers des choses existantes et que sa bonne volonté se soit montrée nulle ou insuffisante et totalement inefficace" Primo Levi aux premières pages de "La Trève"
3En Ukraine, il suffit d'être aux côtés des pro-européens pour se voir pardonner son néo-nazisme...
4« La compagnie d'un stalinien pratiquant, par exemple, me met rarement en joie. Près d'un terroriste hystérique, je pouffe à peine. Et la présence à mes côtés d'un militant d'extrême-droite assombri couramment la jovialité monacale de cette mine réjouie dont je déplore en passant, mesdames et messieurs les jurés, de vous imposer quotidiennement la présence inopportune au-dessus de la robe austère de la justice sous laquelle, je ne vous raconte pas... »
5Un jeu télévisé entendu quand j'étais petit demandait : « quel député britannique montrait son intérêt pour le fascisme, car c'est le meilleur moyen de lutter contre le socialisme ? ». Réponse : Winston Churchill... Je n'ai pas réussi à sourcer...
645.000 morts selon le gouvernement algérien, 5 à 10.000 selon des sources plus récentes. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_de_S%C3%A9tif,_Guelma_et_Kherrata
Cela m'a fait énormément réfléchir, c'est une « bêtise » au sens où l'emploie le philosophe Bernard Stiegler, « Quelque chose à partir duquel on peut construire de l'intelligence ».
Les élèves qui m'ont sorti cela en 1989, dans un athénée un peu chic de Wallonie, où, étudiant en 2ème licence, je donnais un intérim en mathématiques, sont maintenant des quadragénaires : ma génération ne pourra pas se draper dans une expression outrée par rapport aux « jeunes » : on a les jeunes qu'on mérite.
J'avais 21 ans et le faible écart générationnel, le manque de distance et de maturité ne m'ont rien permis de sortir de convainquant, je crois. Aussi, la seconde fois, j'ai repensé à la première.
En octobre 2014, la discussion tournait autour du discours (précisément, de l'absence de discours) autour des amitiés douteuses de ministres ou députés NVA avec d'anciens collaborateurs1.
J'ai pris cette baffe (involontaire) dans la figure lorsque j'ai exprimé mon malaise à propos des hauts cris, poussés ici et là. Pas sur le fond évidemment (j'ai parlé ici des déclarations de Jan Jambon) mais sur la manière moralisatrice, « allant de soi », aucun effort n'étant entrepris pour expliquer et convaincre.
Que faire ? La fermer, renoncer, abdiquer ? Ce serait pour moi trahir de la plus odieuse des façons.
Me joindre aux « masses» (qui ne sont plus très massives, le but de cet article est notamment de le reconnaître et d'en tirer les leçons...) fustigeant l'inculture et l'ignorance, de toute la hauteur de la position du Sachant : « Malheureux ! Qu'est-ce que tu viens de dire ! Sacrilège ! Honte à toi et sur tes descendants ! ».
La rupture est là, dans cette manière méprisante pour les personnes moins sensibles au traumatisme de la seconde guerre mondiale de considérer la question. Je ne parle évidemment pas des « militants » (antisémites, fascisants,...) mais bien de celles et ceux qui, pour toute une série de raisons n'ont pas eu la chance de se faire expliquer la monstruosité spécifique du nazisme. Que l'on pense aux générations de plus en plus nombreuses n'ayant pas eu accès à une transmission de qualité (familiale ou scolaire) ou que l'on pense aux familles dont les ancêtres n'étaient pas Gaulois, cette ignorance doit être pensée comme une lacune et traitée comme telle (de manière pédagogique et didactique) et non comme une faute morale.
« Honte à toi et sur tes descendants ! » Vous en faites pas, m'sieur : c'est déjà fait...
Quand on me dit « on parle trop du nazisme », c'est de notre échec, du mien, de ma honte2 que l'on parle. Ma bêtise d'avoir sacralisé le vivant d'une histoire. Ce n'est pas grave de sacraliser : le problème commence dans la confrontation des sacrés, là où toute raison se perd. Comment avons-nous pu, comment ai-je pu laisser la raison se perdre en parlant du nazisme ?
Au-delà, je suis infiniment désolé pour tous mes amis qui se découvrent vivant dans un pays, dans un continent, l'Europe3, qui n'ont pas totalement réglé leurs comptes avec l'Histoire : aussi loin que mes souvenirs politiques remontent (environ 35 ans), il y a toujours existé une frange de la population et de la représentation politique pour qui l'extrême-droite n'est pas taboue. Ne pas l'avoir vue venir était pure inconscience et aveuglement ; penser la combattre sans autre effort que sa seule indignation est une faute. Cette représentation politique a maintenant accès au pouvoir. Bramer la main sur le cœur est à la portée de tous ; au mieux, c'est inutile, au pire contre-productif : on ne peut en sortir que en construisant de l'intelligence collective et du discours politique, qui, malheureusement, devient de plus en plus l'antithèse du discours politicien....
J'éprouve un inintérêt profond pour les politiciens de la NVA ou pour les négationnistes4. En revanche, je suis très intéressé par les gens qui votent pour eux ou qui ne détectent pas la dangerosité de leur discours ou de leur culture.
Je ne me suis pas lancé dans une analyse politique du nazisme, qui aurait été une improvisation intellectualisante, non pas que cela me rebute mais bien que cela n'aurait qu'accentué la posture de domination. J'ai évoqué trois raisons pour lesquelles, selon moi, on ne parle pas « trop » du nazisme mais bien on en parle mal.
Premièrement, il n'y a jamais eu, dans l'histoire de l'humanité, d'industrialisation et de planification de l'extermination d'une catégorie de la population. Cette entreprise exigeait de répondre aux difficultés logistiques que représentait cette extermination, entreprise criminelle à une échelle jamais égalée.
Deuxièmement, si cette extermination antisémite a pu prospérer dans les années 30, c'est bien parce qu'il y avait de l'antisémitisme partout. Maintenant, on présente la situation de manière biaisée : les nazis d'un côté, les « braves gens » de l'autre. Mais à l'époque, le discours était beaucoup plus flou, on parlait dans la presse de « M. le Chancellier Hitler », et ils n'étaient pas rares ceux qui étaient prêts à fermer les yeux sur quelques « errements »5. Dans les années 30, l'affaire Dreyfus avait 40 ans, la même distance temporelle que celle de la première crise du pétrole maintenant...
Troisièmement, la Belgique, comme d'autres pays, a organisé une immigration économique massive, notamment en provenance d'Afrique du Nord. À partir de là, on ne peut plus limiter notre histoire à « Nos ancêtres les Gaulois » : le 8 mai 1945, pour nos parents, grands-parents ou arrières grands-parents, c'est la capitulation du nazisme. Pour les parents, grands-parents ou arrières grands-parents de mon voisin, le 8 mai 1945, c'est Sétif : la répression de manifestations nationalistes algériennes par l'armée française6. Non pas qu'il faille mettre les deux sur le même pied (voir ci-dessus : je crois que c'est clair), mais bien qu'il faille, en tant que dominants, hier et aujourd'hui, que cela fut. Et qu'on ne pourra pas parler sainement du nazisme sans régler nos comptes avec notre passé, à nous européens, colonial et antisémite.
Merci de m'avoir lu jusqu'ici, et à bientôt.
1Ou la nomination au Conseil d'Administration du Centre pour l'Égalité des Chances d'un individu ayant vécu la condamnation du Vlaams Blok comme une « obligation morale » à voter pour ce parti !
2"C'était la même honte que nous connaissions bien, celle qui nous accablait chaque fois que nous devions assister ou nous soumettre à un outrage, celle que le juste éprouve devant la faute commise par autrui, tenaillé par l'idée que cette faute existe, qu'elle ait été introduite irrévocablement dans l'univers des choses existantes et que sa bonne volonté se soit montrée nulle ou insuffisante et totalement inefficace" Primo Levi aux premières pages de "La Trève"
3En Ukraine, il suffit d'être aux côtés des pro-européens pour se voir pardonner son néo-nazisme...
4« La compagnie d'un stalinien pratiquant, par exemple, me met rarement en joie. Près d'un terroriste hystérique, je pouffe à peine. Et la présence à mes côtés d'un militant d'extrême-droite assombri couramment la jovialité monacale de cette mine réjouie dont je déplore en passant, mesdames et messieurs les jurés, de vous imposer quotidiennement la présence inopportune au-dessus de la robe austère de la justice sous laquelle, je ne vous raconte pas... »
5Un jeu télévisé entendu quand j'étais petit demandait : « quel député britannique montrait son intérêt pour le fascisme, car c'est le meilleur moyen de lutter contre le socialisme ? ». Réponse : Winston Churchill... Je n'ai pas réussi à sourcer...
645.000 morts selon le gouvernement algérien, 5 à 10.000 selon des sources plus récentes. Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Massacre_de_S%C3%A9tif,_Guelma_et_Kherrata