Je vous écris de là où je passe mes vacances. J'ai lu l'histoire de ce jeune homme de 15 ans, issu d'une famille d'origine marocaine, décédé dans un accident de la route pendant ses vacances au Maroc. J'ai lu surtout que « un Flamand, ça ne ressemble pas à ça ». J'ai lu les « condamnations » de la « classe politique flamande » quant à de tels propos. J'ai lu les sarcasmes compréhensibles qui s'en sont suivis.
Tout cela m'évoque des souvenirs pas si lointains.
Leur premier acte m'a été raconté. La scène se passe dans une école secondaire bruxelloise à la rentrée des classes de septembre 2008. Deux jeunes adolescentes pleurent de désespoir le décès de leur amie d'enfance sur une route du Maroc. Toutes trois ont 14 ans. Elles se connaissent depuis la maternelle. Les deux jeunes filles qui restent sont aux tréfonds de la tristesse.
Le second acte se passe quelques mois plus tard, au printemps 2009. Entre-temps, je suis devenu président du Foyer forestois, la société de logements sociaux de ma commune. Le Comité de Direction se voit soumettre un cas de « logement sur-adapté ».
Un logement sur-adapté, dans le jargon du logement social, c'est un logement qui comporte plus de chambres que nécessaire. C'est un fléau : de nombreuses familles sont en attentes de grands logements. Souvent, des familles refusent de déménager après qu'un enfant ait pris son envol. Cela bloque de grands logements dont des familles qui connaissent l'évolution inverse, nouveaux enfants, enfants qui grandissent, ont grand besoin. Conséquence : des adolescents qui sont privés d'intimité ou de l'espace nécessaire à l'accomplissement de leurs études.
Le cas qui était soumis par le service social au Comité de Direction était… celui de la famille de la jeune fille du premier acte. Elle décédée, le logement occupé par sa famille devenait trop grand et, quelques mois après le décès, la famille allait devoir déménager.
Durant les quatre ans où j'ai occupé la présidence des logements sociaux du Foyer forestois, j'ai été généralement implacable quant au respect des règles. Je ne sais que trop bien les cas des familles qui attendent un logement, les cas des familles qui sont coincées à six dans un logement de deux chambres. Le logement social est un gros paquebot. Il y a de nombreux cas douloureux. En fait, il n'y a que des cas douloureux. Faire une exception, c'est s'exposer à la généralisation de celle-ci, raison pour laquelle je m'en suis en général tenu à la stricte application de la règle.
En général, mais pas systématiquement. Je pense que si on désigne des hommes et des femmes comme membres du Conseil d'Administration des sociétés de logements sociaux, c'est précisément pour identifier les exceptions réellement exceptionnelles, celles dont l'éventualité ouvre la possibilité d'une bifurcation pour ses bénéficiaires.
Donc, pour la première fois (le total des autres ne nécessite pas les doigts d'une main pour être comptées) à l'occasion de ce cas, j'ai clairement fait comprendre que cela ne serait pas et qu'on allait foutre la paix à cette famille frappée par un destin cruel…
Au surplus, de destin cruel il n'y avait pas. Le décès tragique de cette jeune fille (si quelqu'un voit un décès pas tragique d'une jeune fille de 14 ans, qu'il me le dise) n'était pas du ressort du destin cruel. C'était un décès d'un pays en voie de développement. L'accident de la route dont fut victime cette jeune fille n'était pas mortel en soi : ce qui le fut, c'est l'absence d'une simple transfusion sanguine en temps utile.
À ce titre, oui, je suis d'accord, cela « ne ressemble pas » à une Flamande, une Wallonne, une Bruxelloise, une Belge : on ne meurt plus par absence de transfusion sanguine en Belgique. On ne meurt de ça que dans les pays en voie de développement. Et encore, on ne meurt de ça que si et seulement si on vit la vie des autochtones. Si on est là dans un séjour « all inclusive », normalement, on n'est pas exposé à ce genre de mort de pauvre.
Donc, de déménagement forcé, il n'y eut point. La maman de la jeune fille était enceinte et j'ai posé comme une évidence que lorsque l'enfant à naître serait là, le logement serait à nouveau adapté.
Ne me demandez pas ce que j'aurais fait s'il n'y avait eu un enfant à naître : je n'en sais rien !
Donc, en cette fin juillet-début août, de la même façon qu'il y a huit ans, un jeune habitant de Genk âgé de 15 ans a perdu la vie dans un accident de la route au Maroc.
Donc, il s'est trouvé de braves citoyens pour décréter que « un Flamand, ça ne ressemble pas à ça ».
Donc, il s'est trouvé des représentants des familles politiques qui ne dédaignent pas de pratiquer le séparatisme et la xénophobie pour « condamner » ces propos.
Donc, il s'est trouvé pas mal de mes camarades (sans guillemets : ce sont vraiment mes camarades) pour s'offusquer de cette « condamnation » émanant de partis politiques qui ne rechignent pas à fustiger les migrants voire la « part significative de musulmans qui auraient fêté des attentats ».
Tout cela est compréhensible.
Sauf que ma grille de lecture est différente.
Si quelqu'un a vu de grands élans de solidarité de la part des populations qui expriment d'autres choix politiques que ceux de la Flandre, qu'il me le dise !
Où que je me tourne, je ne vois QUE transformation de « l'autre », celui « qui ne ressemble pas à ça », en un bouc-émissaire. Ce ne sont ni les forums en ligne de la presse quotidienne ni les projections de résultats électoraux en France qui me contrediront.
Je ne souhaite pas parler ici de « racisme », même s'il n'y en a : ce racisme me semble avant tout caractéristique de moments d'absence d'humanité, de la même manière que nous ne sommes pas humains (parce que nous n'avons pas la faculté de l'être dans ces cas-là) aux paysages que nous traversons en train . Oui, il y a des maisons, des gens, mais nous à ces moments, nous sommes privés de la capacité de relation humaine. C'est selon moi d'abord de cela qu'il s'agit, et cela se manifeste par du racisme, barrière-refuge érigée comme la vitre d'un train : d'un côté le voyageur qui passe, voit, commente, de l'autre, l'habitant inconnu, inconnaissable, méconnaissable. Cette absence d'humanité est décrite par Bernard Stiegler dans son dernier ouvrage, « Dans la Disruption – Comment ne pas devenir fou ? »1.
Il est à mon sens trop facile d'associer de telles réactions d'absence d'humanité à des choix électoraux. Il est possible qu'une désinhibition soit plus présente en certains endroits qu'en d'autres. Possible, mais pas certain. Et quand bien même ?
Je pense quant à moi que de commenter le décès d'un jeune homme à qui la vie s'ouvrait plutôt que de pleurer en silence, en pensant à sa famille, ses amis, est significatif de ce que le philosophe Bernard Stiegler décrit comme une folie collective dans l'ouvrage cité plus haut. Cette folie se manifeste lorsqu'un jeune homme un peu plus âgé précipite son avion chargé de passager sur le flanc d'une montagne, lorsque des jeunes gens en massacrent d'autres sous toutes les latitudes, à Bruxelles, Paris, Nice, Bagdad, Karachi ou Kameshi2.
Je pense que nous vivons dans un monde gagné par le désespoir et que la pire erreur est de se laisser emporter par ce désespoir : nous sommes tous contaminés par lui, c'est la raison pour laquelle il faut le reconnaitre, comme on reconnaît une rage de dent, le voir, nous voir en train de souffrir pour mieux proposer autre chose qu'une « absence d'époque », pour reprendre les termes de Bernard Stiegler et qui caractérise le mieux la barbarie en quoi consiste l'inhumanité face au drame du décès d'un adolescent.
Je pense en particulier que les individus qui se sont autorisés les commentaires précités quant au décès de ce jeune homme sont parmi les plus malades d'entre nous. Il ne faut pas condamner leurs propos : c'est peut-être ce qu'ils cherchent, au nom d'un combat contre le « politiquement correct ». Il faut réprouver ces propos, comme on réprouve les actes de l'un d'entre nous sans imaginer qu'on peut ni qu'on doit l'exclure de « nous, expliquer pourquoi, et en particulier qu'il n'y a d'espoir que dans la reconstruction d'une humanité.
Et cela vaut pour tout le monde.
1Paru aux éditions « Les Liens qui Libèrent », mai 2016
2Capitale du Kurdistan Syrien, le Rojava, dont personne n'a jamais entendu parler mais qui est le foyer de la résistance à Daesh.
Tout cela m'évoque des souvenirs pas si lointains.
Leur premier acte m'a été raconté. La scène se passe dans une école secondaire bruxelloise à la rentrée des classes de septembre 2008. Deux jeunes adolescentes pleurent de désespoir le décès de leur amie d'enfance sur une route du Maroc. Toutes trois ont 14 ans. Elles se connaissent depuis la maternelle. Les deux jeunes filles qui restent sont aux tréfonds de la tristesse.
Le second acte se passe quelques mois plus tard, au printemps 2009. Entre-temps, je suis devenu président du Foyer forestois, la société de logements sociaux de ma commune. Le Comité de Direction se voit soumettre un cas de « logement sur-adapté ».
Un logement sur-adapté, dans le jargon du logement social, c'est un logement qui comporte plus de chambres que nécessaire. C'est un fléau : de nombreuses familles sont en attentes de grands logements. Souvent, des familles refusent de déménager après qu'un enfant ait pris son envol. Cela bloque de grands logements dont des familles qui connaissent l'évolution inverse, nouveaux enfants, enfants qui grandissent, ont grand besoin. Conséquence : des adolescents qui sont privés d'intimité ou de l'espace nécessaire à l'accomplissement de leurs études.
Le cas qui était soumis par le service social au Comité de Direction était… celui de la famille de la jeune fille du premier acte. Elle décédée, le logement occupé par sa famille devenait trop grand et, quelques mois après le décès, la famille allait devoir déménager.
Durant les quatre ans où j'ai occupé la présidence des logements sociaux du Foyer forestois, j'ai été généralement implacable quant au respect des règles. Je ne sais que trop bien les cas des familles qui attendent un logement, les cas des familles qui sont coincées à six dans un logement de deux chambres. Le logement social est un gros paquebot. Il y a de nombreux cas douloureux. En fait, il n'y a que des cas douloureux. Faire une exception, c'est s'exposer à la généralisation de celle-ci, raison pour laquelle je m'en suis en général tenu à la stricte application de la règle.
En général, mais pas systématiquement. Je pense que si on désigne des hommes et des femmes comme membres du Conseil d'Administration des sociétés de logements sociaux, c'est précisément pour identifier les exceptions réellement exceptionnelles, celles dont l'éventualité ouvre la possibilité d'une bifurcation pour ses bénéficiaires.
Donc, pour la première fois (le total des autres ne nécessite pas les doigts d'une main pour être comptées) à l'occasion de ce cas, j'ai clairement fait comprendre que cela ne serait pas et qu'on allait foutre la paix à cette famille frappée par un destin cruel…
Au surplus, de destin cruel il n'y avait pas. Le décès tragique de cette jeune fille (si quelqu'un voit un décès pas tragique d'une jeune fille de 14 ans, qu'il me le dise) n'était pas du ressort du destin cruel. C'était un décès d'un pays en voie de développement. L'accident de la route dont fut victime cette jeune fille n'était pas mortel en soi : ce qui le fut, c'est l'absence d'une simple transfusion sanguine en temps utile.
À ce titre, oui, je suis d'accord, cela « ne ressemble pas » à une Flamande, une Wallonne, une Bruxelloise, une Belge : on ne meurt plus par absence de transfusion sanguine en Belgique. On ne meurt de ça que dans les pays en voie de développement. Et encore, on ne meurt de ça que si et seulement si on vit la vie des autochtones. Si on est là dans un séjour « all inclusive », normalement, on n'est pas exposé à ce genre de mort de pauvre.
Donc, de déménagement forcé, il n'y eut point. La maman de la jeune fille était enceinte et j'ai posé comme une évidence que lorsque l'enfant à naître serait là, le logement serait à nouveau adapté.
Ne me demandez pas ce que j'aurais fait s'il n'y avait eu un enfant à naître : je n'en sais rien !
Donc, en cette fin juillet-début août, de la même façon qu'il y a huit ans, un jeune habitant de Genk âgé de 15 ans a perdu la vie dans un accident de la route au Maroc.
Donc, il s'est trouvé de braves citoyens pour décréter que « un Flamand, ça ne ressemble pas à ça ».
Donc, il s'est trouvé des représentants des familles politiques qui ne dédaignent pas de pratiquer le séparatisme et la xénophobie pour « condamner » ces propos.
Donc, il s'est trouvé pas mal de mes camarades (sans guillemets : ce sont vraiment mes camarades) pour s'offusquer de cette « condamnation » émanant de partis politiques qui ne rechignent pas à fustiger les migrants voire la « part significative de musulmans qui auraient fêté des attentats ».
Tout cela est compréhensible.
Sauf que ma grille de lecture est différente.
Si quelqu'un a vu de grands élans de solidarité de la part des populations qui expriment d'autres choix politiques que ceux de la Flandre, qu'il me le dise !
Où que je me tourne, je ne vois QUE transformation de « l'autre », celui « qui ne ressemble pas à ça », en un bouc-émissaire. Ce ne sont ni les forums en ligne de la presse quotidienne ni les projections de résultats électoraux en France qui me contrediront.
Je ne souhaite pas parler ici de « racisme », même s'il n'y en a : ce racisme me semble avant tout caractéristique de moments d'absence d'humanité, de la même manière que nous ne sommes pas humains (parce que nous n'avons pas la faculté de l'être dans ces cas-là) aux paysages que nous traversons en train . Oui, il y a des maisons, des gens, mais nous à ces moments, nous sommes privés de la capacité de relation humaine. C'est selon moi d'abord de cela qu'il s'agit, et cela se manifeste par du racisme, barrière-refuge érigée comme la vitre d'un train : d'un côté le voyageur qui passe, voit, commente, de l'autre, l'habitant inconnu, inconnaissable, méconnaissable. Cette absence d'humanité est décrite par Bernard Stiegler dans son dernier ouvrage, « Dans la Disruption – Comment ne pas devenir fou ? »1.
Il est à mon sens trop facile d'associer de telles réactions d'absence d'humanité à des choix électoraux. Il est possible qu'une désinhibition soit plus présente en certains endroits qu'en d'autres. Possible, mais pas certain. Et quand bien même ?
Je pense quant à moi que de commenter le décès d'un jeune homme à qui la vie s'ouvrait plutôt que de pleurer en silence, en pensant à sa famille, ses amis, est significatif de ce que le philosophe Bernard Stiegler décrit comme une folie collective dans l'ouvrage cité plus haut. Cette folie se manifeste lorsqu'un jeune homme un peu plus âgé précipite son avion chargé de passager sur le flanc d'une montagne, lorsque des jeunes gens en massacrent d'autres sous toutes les latitudes, à Bruxelles, Paris, Nice, Bagdad, Karachi ou Kameshi2.
Je pense que nous vivons dans un monde gagné par le désespoir et que la pire erreur est de se laisser emporter par ce désespoir : nous sommes tous contaminés par lui, c'est la raison pour laquelle il faut le reconnaitre, comme on reconnaît une rage de dent, le voir, nous voir en train de souffrir pour mieux proposer autre chose qu'une « absence d'époque », pour reprendre les termes de Bernard Stiegler et qui caractérise le mieux la barbarie en quoi consiste l'inhumanité face au drame du décès d'un adolescent.
Je pense en particulier que les individus qui se sont autorisés les commentaires précités quant au décès de ce jeune homme sont parmi les plus malades d'entre nous. Il ne faut pas condamner leurs propos : c'est peut-être ce qu'ils cherchent, au nom d'un combat contre le « politiquement correct ». Il faut réprouver ces propos, comme on réprouve les actes de l'un d'entre nous sans imaginer qu'on peut ni qu'on doit l'exclure de « nous, expliquer pourquoi, et en particulier qu'il n'y a d'espoir que dans la reconstruction d'une humanité.
Et cela vaut pour tout le monde.
1Paru aux éditions « Les Liens qui Libèrent », mai 2016
2Capitale du Kurdistan Syrien, le Rojava, dont personne n'a jamais entendu parler mais qui est le foyer de la résistance à Daesh.