Les deux photos ci-dessus ont été prises le 24 juillet 2018. Elles nous parlent d'un certain nombre de choses. Il y a également un certain nombre de choses qu'elles ne nous disent pas.
La photo de gauche a fait le tour du monde. Elle a été prise à l'occasion d'une manifestation d'agriculteurs qui ont bloqué la caravane du Tour de France et en particulier le peloton des cyclistes.
Elle m'a interpelé dès que je l'ai vue.
Nous sommes en rase campagne. Il n'y a que trois personnages visibles. Les occupants de la voiture accompagnatrice du Tour sont masqués par les vitres fumées et fermées. On sait qu'il fait chaud. On peut supposer que la climatisation tourne. Une femme se tient devant la voiture. Elle est de dos. L'expression de son visage n'est donc pas visible, mais tout indique dans sa posture qu'elle est décidée.
Une autre femme se trouve à l'avant plan, à genoux. Un policier équipé (on peut voir la crosse de l'arme à sa ceinture) lui envoie une giclée de gaz (dont on apprendra qu'il est irritant) en pleine figure.
Elle détourne le visage, mais on dirait que c'est par réflexe. Son corps ne montre aucun signe de fuite. Elle sait ce qui se passe mais elle n'effectue aucun geste de fuite.
La photo ne le montre pas, mais on apprendra que la quantité de gaz pulvérisé vers les manifestants a été telle que les cyclistes ont été incommodés.
L'attitude du policier est très intéressante. C'est le personnage central de la photo. Il n'est pas en position de combat: il est en équilibre sur sa jambe droite, le pied gauche est en suspension. Il marche vers la femme pendant qu'il lui envoie le gaz dans la figure. Il porte des lunettes noires et on ne peut voir l’entièreté de son visage mais son expression est comme neutre, sans joie ni agressivité.
On dirait qu'il exécute un acte administratif, comme aposer un tampon sur un document ou relever la plaque d'un automobiliste qui n'a pas payé son stationnement.
Même s'il a l'air d'avancer, il n'est pas en contact physique avec sa victime et il n'en a pas besoin: le jet de sa bombe agit à distance. Nous sommes loins du corps à corps entre un Alexandre Benalla. Au cas où la durée de vie de cet article excéderait la durée de la notoriété d'Alexandre Benalla, rappelons qu'il a été chargé de mission du Président de la République Française, Emmanuel Macron et qu'il a eu des soucis lorsque furent révélés au grand public sa fonction et sa participation illégale à la répression d'une manifestation du 1er mai 2018, pendant son temps libre. Des vidéos ont montré son intervention. On y voit sa rage, on sent la peur des personnes qu'il moleste. Répresseur et réprimé sentent la respiration, la fébrilité et le corps l'un de l'autre.
Ici, rien de tout cela. On pourrait même presque ne pas parler d'agresseur et d'agressé mais bien de bourreau et de supplicié.
"Tu es là et je t'envoie du gaz en pleine figure. Je n'ai rien contre toi. Nous savons tous les deux que c'est la règle".
"Je suis là et tu m'envoies du gaz en pleine figure. Je n'ai rien contre toi. Nous savons tous les deux que c'est la règle".
L'atteinte à l'intégrité physique de manifestants par les forces de l'ordre est aussi ancienne que les forces de l'ordre et les manifestants. Mais que les jeunes générations sachent qu'il y eut une époque où il y avait des sommations et une répression proportionnée: "si... alors...".
Nous n'en sommes plus là: indépendamment de toute menace à des personnes ou des biens, la première action est l'atteinte à l'intégrité physique et elle a un aspect administratif et cette atteinte passe par l'utilisation de gaz offensifs.
Cela a pour moi une charge symbolique lourde.
Cela me fait penser aux images de violence de la manifestation du 1er mai, durant laquelle le cortège de tête a saccagé une concession automobile, une enseigne de restauration rapide, des distributeurs de billets et s'est durement confrontée aux forces de l'ordre. J'y vois un contrepoint populaire à la violence administrative que constitue l'utilisation a priori et sans sommation des gaz.
La photo de droite a été postée par mon amie Hélène Lenoir sur un réseau social.
Le bosquet à gauche à l'avant plan est noir. Cela indique une luminosité élevée, d'où la sous-exposition dudit bosquet qui apparait noir.
La première idée qui vient en tête est qu'il s'agit d'un paysage d'Afrique subsaharienne. Le paysage est désolé. L'herbe est rase et jaune. On voit la terre au travers.
Si on regarde le détail de l'arbre de petite taille qui se trouve au centre de la photo, on se rend compte qu'il y a un dispositif de piquets soutenant l'arbre: le paysage n'est donc pas naturel et pas uniquement en raison de la "piste" qui traverse la photo.
Nous sommes dans un parc et ce parc est celui de Kensington Gardens, à Londres, une ville connue pour être copieusement arrosée de pluies, son climat tempéré et donc ses espaces verts fort verts.
Cette photo témoigne de la sécheresse qui ravage l'Europe, du cercle polaire arctique jusqu'à la Grèce, où des dizaines de personnes ont été tuées dans un incendie.
Ce que la photo ne montre pas, c'est que des gens vont mourir. Mécaniquement. Administrativement presque.
Pas à Londres, bien sûr. Mais là où la survie des populations dépend directement de l'agriculture, au Sud.
Si l'herbe meurt à Londres, comment l'agriculture pourrait-elle fournir la nourriture nécessaire à la subsistance des populations qui en dépendent?
On ne peut pas dire avec certitudes ni où ni quand, mais puisque cette photo a pu être prise, alors des gens vont mourir, plutôt tôt que tard.
La mort par privation de nourriture a ceci de particulier qu'elle est lente et parfaitement intelligible. Cela veut dire que chacun comprend ce qui se passe en même temps qu'il ressent les affres de la faim. Si l'alimentation fait partie des besoins essentiels, c'est parce qu'elle est une condition à la civilisation. Si un groupe d'humain est privé de nourriture, très rapidement, cela entraîne des tentatives de pillage et finit par déboucher sur du cannibalisme, soit la transgression de tabous sur lesquels toute civilisation est fondée.
Et donc, inéluctablement, il y aura des morts, il y aura des conflits, il y aura des migrations, en raison de la faim et en raison des conflits.
C'est ça que ne nous dit pas cette photo de droite.
Outre la date à laquelle elles ont été prises, ces photos ont en commun d'illustrer notre accoutumance à des bouleversements majeurs dans la relation à l'autre. Relation à l'autre ailleurs, relation à l'autre plus tard. Relation à l'autre par la médiation des détenteurs de la "violence légitime", dotée d'outils qui, précisément et structurellement, la privent de toute légitimité.
La photo de gauche a fait le tour du monde. Elle a été prise à l'occasion d'une manifestation d'agriculteurs qui ont bloqué la caravane du Tour de France et en particulier le peloton des cyclistes.
Elle m'a interpelé dès que je l'ai vue.
Nous sommes en rase campagne. Il n'y a que trois personnages visibles. Les occupants de la voiture accompagnatrice du Tour sont masqués par les vitres fumées et fermées. On sait qu'il fait chaud. On peut supposer que la climatisation tourne. Une femme se tient devant la voiture. Elle est de dos. L'expression de son visage n'est donc pas visible, mais tout indique dans sa posture qu'elle est décidée.
Une autre femme se trouve à l'avant plan, à genoux. Un policier équipé (on peut voir la crosse de l'arme à sa ceinture) lui envoie une giclée de gaz (dont on apprendra qu'il est irritant) en pleine figure.
Elle détourne le visage, mais on dirait que c'est par réflexe. Son corps ne montre aucun signe de fuite. Elle sait ce qui se passe mais elle n'effectue aucun geste de fuite.
La photo ne le montre pas, mais on apprendra que la quantité de gaz pulvérisé vers les manifestants a été telle que les cyclistes ont été incommodés.
L'attitude du policier est très intéressante. C'est le personnage central de la photo. Il n'est pas en position de combat: il est en équilibre sur sa jambe droite, le pied gauche est en suspension. Il marche vers la femme pendant qu'il lui envoie le gaz dans la figure. Il porte des lunettes noires et on ne peut voir l’entièreté de son visage mais son expression est comme neutre, sans joie ni agressivité.
On dirait qu'il exécute un acte administratif, comme aposer un tampon sur un document ou relever la plaque d'un automobiliste qui n'a pas payé son stationnement.
Même s'il a l'air d'avancer, il n'est pas en contact physique avec sa victime et il n'en a pas besoin: le jet de sa bombe agit à distance. Nous sommes loins du corps à corps entre un Alexandre Benalla. Au cas où la durée de vie de cet article excéderait la durée de la notoriété d'Alexandre Benalla, rappelons qu'il a été chargé de mission du Président de la République Française, Emmanuel Macron et qu'il a eu des soucis lorsque furent révélés au grand public sa fonction et sa participation illégale à la répression d'une manifestation du 1er mai 2018, pendant son temps libre. Des vidéos ont montré son intervention. On y voit sa rage, on sent la peur des personnes qu'il moleste. Répresseur et réprimé sentent la respiration, la fébrilité et le corps l'un de l'autre.
Ici, rien de tout cela. On pourrait même presque ne pas parler d'agresseur et d'agressé mais bien de bourreau et de supplicié.
"Tu es là et je t'envoie du gaz en pleine figure. Je n'ai rien contre toi. Nous savons tous les deux que c'est la règle".
"Je suis là et tu m'envoies du gaz en pleine figure. Je n'ai rien contre toi. Nous savons tous les deux que c'est la règle".
L'atteinte à l'intégrité physique de manifestants par les forces de l'ordre est aussi ancienne que les forces de l'ordre et les manifestants. Mais que les jeunes générations sachent qu'il y eut une époque où il y avait des sommations et une répression proportionnée: "si... alors...".
Nous n'en sommes plus là: indépendamment de toute menace à des personnes ou des biens, la première action est l'atteinte à l'intégrité physique et elle a un aspect administratif et cette atteinte passe par l'utilisation de gaz offensifs.
Cela a pour moi une charge symbolique lourde.
Cela me fait penser aux images de violence de la manifestation du 1er mai, durant laquelle le cortège de tête a saccagé une concession automobile, une enseigne de restauration rapide, des distributeurs de billets et s'est durement confrontée aux forces de l'ordre. J'y vois un contrepoint populaire à la violence administrative que constitue l'utilisation a priori et sans sommation des gaz.
La photo de droite a été postée par mon amie Hélène Lenoir sur un réseau social.
Le bosquet à gauche à l'avant plan est noir. Cela indique une luminosité élevée, d'où la sous-exposition dudit bosquet qui apparait noir.
La première idée qui vient en tête est qu'il s'agit d'un paysage d'Afrique subsaharienne. Le paysage est désolé. L'herbe est rase et jaune. On voit la terre au travers.
Si on regarde le détail de l'arbre de petite taille qui se trouve au centre de la photo, on se rend compte qu'il y a un dispositif de piquets soutenant l'arbre: le paysage n'est donc pas naturel et pas uniquement en raison de la "piste" qui traverse la photo.
Nous sommes dans un parc et ce parc est celui de Kensington Gardens, à Londres, une ville connue pour être copieusement arrosée de pluies, son climat tempéré et donc ses espaces verts fort verts.
Cette photo témoigne de la sécheresse qui ravage l'Europe, du cercle polaire arctique jusqu'à la Grèce, où des dizaines de personnes ont été tuées dans un incendie.
Ce que la photo ne montre pas, c'est que des gens vont mourir. Mécaniquement. Administrativement presque.
Pas à Londres, bien sûr. Mais là où la survie des populations dépend directement de l'agriculture, au Sud.
Si l'herbe meurt à Londres, comment l'agriculture pourrait-elle fournir la nourriture nécessaire à la subsistance des populations qui en dépendent?
On ne peut pas dire avec certitudes ni où ni quand, mais puisque cette photo a pu être prise, alors des gens vont mourir, plutôt tôt que tard.
La mort par privation de nourriture a ceci de particulier qu'elle est lente et parfaitement intelligible. Cela veut dire que chacun comprend ce qui se passe en même temps qu'il ressent les affres de la faim. Si l'alimentation fait partie des besoins essentiels, c'est parce qu'elle est une condition à la civilisation. Si un groupe d'humain est privé de nourriture, très rapidement, cela entraîne des tentatives de pillage et finit par déboucher sur du cannibalisme, soit la transgression de tabous sur lesquels toute civilisation est fondée.
Et donc, inéluctablement, il y aura des morts, il y aura des conflits, il y aura des migrations, en raison de la faim et en raison des conflits.
C'est ça que ne nous dit pas cette photo de droite.
Outre la date à laquelle elles ont été prises, ces photos ont en commun d'illustrer notre accoutumance à des bouleversements majeurs dans la relation à l'autre. Relation à l'autre ailleurs, relation à l'autre plus tard. Relation à l'autre par la médiation des détenteurs de la "violence légitime", dotée d'outils qui, précisément et structurellement, la privent de toute légitimité.